Quand je rencontre, trop souvent encore, dans un article, une chronique, au cours d’une conversation, les mots « schizophrène » ou « autiste », souvent pour dénoncer une politique ou un comportement social, ma lecture, mon écoute en sont complètement brouillées, sinon bloquées. Quelque chose en moi s’insurge : je ne peux pas ne pas penser aux personnes réellement atteintes de ces maladies ou à leurs parents.
Me vient à l’esprit et au cœur cette pleine page du Monde où des parents racontaient la longue errance de leur fils, réellement schizophrène, lui. A leur douleur, insupportable à lire. Et à vivre, alors ? Je pense aussi à cette époque de ma vie où une proche a, comme on dit, « pété les plombs ». A ces trois mois insupportables où mon épouse et moi nous sentions littéralement hors vie, en marge, comme si ces bouffées délirantes nous entraînaient avec elle hors du monde, incapables de goûter vraiment le moindre plaisir, de vivre une rencontre sans être étreint d’une solitude glacée. A ces matins où j’arrivais au collège avec l’impression d’être complètement vidé de toute énergie, énergie que je retrouvais au fur et à mesure que se déroulait cette journée, même difficile : le travail comme un rêve dont on se réveillait brutalement en pensant au long trajet à venir vers l’hôpital psychiatrique, avec cette question : est-ce que ce sera, ce soir comme avant-hier (nous étions obligés de nous partager les soirées près d’ elle, pour tenir), l’incommunicabilité totale ? Je me souviens de l’intense bonheur de voir, un soir, un lumineux sourire éclairer à nouveau ce visage depuis des mois fermé. Je me souviens d’avoir pu partager cette joie avec mon épouse… et de sa tristesse du lendemain soir : non, aujourd’hui, rien ! Heureusement, grâce à la compétence des psychiatres et psychologues, aux formidables progrès pharmaceutiques, cette jeune femme est maintenant stabilisée, elle entre, non sans peine, dans le monde du travail, elle est la mère d’une merveilleuse enfant. Nous goûtons un bonheur dont nous nous demandons toujours si ce n’est pas une parenthèse, mais d’un bonheur réel.
Mais tous ses gens dont la maladie et sans rémission, et leurs proches qui ne connaissent guère de répit ? En apparence, ils vivent. Mais où, réellement ? Mais comment ?
J’étais hier soir au vernissage d’une exposition lumineuse. Je ne voulais voir que l’œuvre d’une artiste, mais ne pouvais ignorer que cette jeune femme est autiste, qu’en la félicitant, je l’agressais. Mais j’ai tenu à le faire, le sachant. Quelle est l’attitude juste ? Avec sa mère, nous avons parlé de son œuvre, simplement comme d’une œuvre, car c’est de cela qu’il s’agit. Mais je crains que mes mots ne l’aient blessée, à un moment ou à un autre, comme il nous arrive encore d’être blessés, mon épouse et moi, par telle parole apparemment anodine. Comme ma fille a souffert, hier encore, de bénéficier d’un congé « longue maladie », alors qu’elle attendait le congé « grossesse pathologique » de tant de femmes enceintes en fin de grossesse. Mais, voyant le sourire de cette mère d'artiste parlant à sa fille, son naturel non feint, connaissant son travail d’historienne et ses engagements. Je me demandais : où puise-t-elle ses ressources ?
Alors, je voudrais vraiment que tout journaliste, toute personne tentée d’écrire, sans peser ses mots, que cet acteur politique ou cette institution est schizophrène ou autiste ou atteint d’Alzheimer, sente subitement sa main se crisper, saisie d’une crampe. Et, une seconde, pose sa plume…ou quitte son clavier.
École et société