Raymond
Raymond est apparemment un homme ordinaire. Un monsieur de 89 ans auquel on « donne vingt ans de moins » et qui lutte contre une cécité que cet homme actif ne supporte pas. Il continue de venir tous les mercredis soir à la répétition de l'atelier choral de Wavrechain sous Denain, servi par sa fascinante mémoire de comédien amateur, et grâce à Pascal, un voisin fidèle qui l’amène en voiture. Si on ne l'oublie pas, il devrait recevoir cette année la médaille de cinquante ans de fidélité à une autre chorale, celle de Denain.
Artisan, Raymond a vécu sa vie en artiste.
Artisan, il l’est devenu « à la force des poignets » et à la finesse de son intelligence. Il m’a dit qu’un jour, à Usinor, on l’avait « humilié » et qu’il avait décidé de partir. Mais il n’avait pas perdu son temps. Il avait appris l’électricité et plein d’autres choses dont il a su tirer profit pour créer l’ entreprise de frigoriste qui a fait son succès. Pendant que Jacqueline, de son côté, tenait son magasin.
Artiste, excellent clarinettiste, il a accompagné comme musicien aux armées, l’armée de Lattre, dans l’Est de la France et en Allemagne. Artiste, patriote, il me raconte avoir, un jour, à six heures du matin, un peu « jeune fou », manquant dix fois de se rompre les os, fait flotter le drapeau français au clocher d’une église. Malheureusement, nous avons cherché vainement des témoignages situant plus précisément son récit.
Vous pouvez voir ici un de ses dessins à la plume réalisé à cette époque, sur un petit carnet
Artiste, il s’est passionné pour la photographie. Il m’a montré un des premiers Leica automatique ramené d’Allemagne. Il me raconte avoir, réalisé, à partir d’une toute petite photo bien abimée, un très beau portrait de famille agrandi, pour une personne qui en a été émue jusqu’aux larmes.
Artiste, comédien amateur, il a brûlé les planches du théâtre municipal de Denain. Artiste des mots, il n’arrête pas d’en jouer, toujours prêt à inventer un calembour, ou un compliment en vers. Il a travaillé sa voix de chanteur à Valenciennes, et nous chante encore, à l’occasion, la complainte du Roi d’Ys ou « Voici que le soleil se lève… », un air dont nous recherchons l’origine. Et découvreur de talents : entendant chanter un jeune ouvrier d’Usinor, un peu effacé à cause d’un bégaiement qui le handicape, peut-être aussi un peu brimé par ses compagnons de travail, il lui conseille de travailler sa voix, l’emmène au conservatoire de Valenciennes. Ce sont les prémisses d’une vraie carrière de chanteur lyrique…Guéri de son bégaiement.
Artisan et artiste, il a tant aimé surprendre ses convives ; préparant des entrées superbes : pour la communion de sa fille, une entrée de poisson et fruits de mer en forme d’église, dont les ardoises étaient figurées par des œufs de lompe. Il présente un jour un poisson sur un grand plat, et voilà que les yeux du poisson se mettent à briller : un discret interrupteur avait permis à Raymond d’allumer deux petites ampoules électriques…
Maintenant que Raymond et son épouse affrontent avec beaucoup de dignité des difficultés de santé, il m’arrive de regretter de ne pas pouvoir faire de miracles. Raymond supporte difficilement de ne plus pouvoir dépenser utilement toute la vigueur qu’il sent encore dans son cœur de jeune homme. Jacqueline tente de reconquérir une meilleure autonomie de mouvements. Je ne leur suis pas d’une grande utilité. Je souhaite leur dire, selon une formule d’une amie : Merci d’être ce que vous êtes. Venir chez vous est un peu rendre service, mais surtout rencontrer des amis précieux. Pensez à vos quelques amis fidèles et à la parole de Saint-Exupéry : « il n’y a qu’un luxe, c’est celui des relations humaines »
École et société