Étonnant, ce mélange de gravité et de perplexité sur le visage de M. alors qu’il attend, en fin de séance, que tous ses camarades aient quitté la classe. Avec une mine presque désemparée que je ne lui connais guère, il m’annonce : « Il faut que je vous parle. ». Comme il ne s’agit surtout pas de le mettre en retard pour le cours suivant, et que la chose semble suffisamment importante pour lui consacrer un certain temps, je propose que nous prenions un moment tous les deux le lendemain, en fin de journée, à une heure où il sera facile de trouver une salle libre pour causer tranquillement.
Dès lors, une lancinante question me hante : « De quoi M. veut-il donc me parler ? ». Certes, les sujets ne manqueraient pas, mais, jusqu’à présent, c’est plutôt moi qui sollicitais les conversations et les mises au point. Il faut dire que les premières semaines ont été rudes pour lui… et pour nous !
« Non mais, tu as vu comment M. entre en classe ? C’est un éléphant dans un magasin de porcelaine ! »
« Il faut absolument que tu lui apprennes à parler comme quelqu’un de civilisé… C’est bien simple, il ne parle pas, il aboie ! »
« Tu ne devineras jamais ce que M. m’a demandé dès la première séance de travaux pratiques… Il voulait que je lui indique des produits qui développent la masse musculaire ! »
« M. m’a dit qu’il avait 14 de moyenne en fin d’année dernière en anglais. J’ai vérifié, il n’a pas menti. Alors explique-moi comment c’est possible qu’il ne sache même pas dire : "Bonjour, je m’appelle M., j’ai 16 ans, j’habite à S. et j’aime le sport." alors qu’on leur apprend à se présenter dès la classe de 6ème et qu’ils sont censés le revoir tous les ans ! »
Il n’y pas eu à chercher bien longtemps d’explication… Entré en classe de Seconde section sportive rugby, M. vient d’un collège qu’on qualifierait pudiquement de sensible (« Vous savez, M’sieur, y avait même des chaises qui volaient par les fenêtres ») et qui lui a généreusement octroyé un passage hasardeux, espérant probablement qu’une pratique sportive intégrée au cursus traditionnel aurait des effets miraculeux sur ses aptitudes scolaires. Dès les premières heures, j’eus donc à subir les assauts de récriminations de mes collègues au sujet de cet élève qui n’en était justement pas un, au double titre de professeur principal et de tuteur. « Mauvaise pioche ! » sourit, navré, mon collègue d’EPS, professeur principal de la classe avec moi. Depuis quelques années en effet, une partie des moyens dits "ZEP" permettent d’indemniser deux enseignants par classe de Seconde pour exercer la tâche de professeurs principaux (les fameux "PP") ; lorsque les binômes de PP fonctionnent bien, la direction les « pérennise » – ce qui permet à deux jeunes collègues fort sympathiques et assez taquins de s’appeler mutuellement « pépé » et « mémé », eu égard à plusieurs années de responsabilité commune. Dans la classe accueillant les jeunes de la section rugby, qui ont souvent du mal à concilier harmonieusement des emplois du temps scolaire et sportif chargés, le dispositif de tutorat complète, les années où c’est possible, celui des deux PP. Chaque enseignant volontaire se charge alors de suivre individuellement un ou plusieurs élèves, sur des questions a priori exclusivement scolaires – notamment l’épineux dossier de l’orientation – et selon des modalités très libres et souples. Chaque élève se voit ainsi attribuer un tuteur, les deux PP en récoltant la grande majorité. Et avec M. en effet, je n’ai sans doute pas tiré la meilleure carte, en tout cas pas une de celles qui permettent d’espérer une relative sinécure.
À M., arrivé avec un physique de déménageur et une énergie à tout casser, il a fallu apprendre qu’on pouvait entrer en classe et y prendre sa place sans forcément gratifier ses voisins d’accolades viriles vite transformées en mêlées spontanées ; qu’il était d’usage, au sein d’un groupe d’effectif important, de lever la main pour demander la parole, et surtout, ensuite, d’attendre qu’on vous la donne pour la prendre ; qu’il était fort utile de savoir alors moduler son volume sonore et son débit ; qu’une remarque d’enseignant n’était pas une « agression » ; qu’on ne pouvait pas quitter sa place à tout moment, même pour aller jeter une feuille de papier dans la corbeille ; que, pour autant, il n’était pas non plus permis d’en faire une boule et d’essayer de « marquer un panier ». Nous nous sommes entraînés à dire oui et non pas OUAAAAAAAAIS. Nous avons passé en revue les cahiers pour voir en quoi ils constituaient des outils de travail. Nous avons essayé de trouver, au cours d’une semaine type, des plages régulières de travail personnel hors temps scolaire et tenté de les découper en tranches affectées à des disciplines précises. J’ai constaté, à l’occasion, outre une lenteur et une difficulté à l’écriture qui nous préoccupent de plus en plus chez certains élèves – qui, par exemple, relèvent trois fois la tête vers le tableau pour copier un mot de sept lettres en vocabulaire anglais –, de très importantes lacunes sur les fondamentaux. Pour ma seule matière, les rudiments de calcul numérique se révèlent extrêmement fragiles. S’il lui faut effectuer, sans calculatrice, une soustraction de nombres à un ou deux chiffres, M. s’aide d’une échelle (« je fais l’ascenseur ») qu’il doit dessiner au brouillon et le long de laquelle son stylo monte ou descend, degré par degré. Compter sur ses doigts ? Il ne voit pas comment. Autant dire que l’algèbre est encore loin, et plus loin encore le programme de Seconde…
Arrivé à la maison, j’ouvre fébrilement la messagerie électronique, imaginant déjà les mots incendiaires du collègue relatant l’incident grave qui aura poussé M. à venir me voir pour s’expliquer. Rien… Nouvelle tentative, plus tard dans la soirée : rien ! Et le lendemain matin, toujours rien… C’est à la fois rassurant et un peu inquiétant. Quelques timides perches tendues au cours de la journée auprès des collègues croisés au lycée ne rencontrent pas d’écho, du moins pas à propos de M. Arrive l’heure du rendez-vous. M. est ponctuel : à 17 heures, nous nous installons dans une petite salle ; il me semble percevoir chez lui à la fois de la nervosité et un certain soulagement. En préambule, il explique m’avoir sollicité en qualité de tuteur et professeur principal. Arrive alors le sujet de notre discussion : M. est amoureux... Mais il est aussi malheureux de ne pas être aimé en retour… Il hésite à donner le nom de l’élue, tout en me demandant si je l’ai deviné. Comme je tombe juste, il me regarde admiratif et, du coup, plus confiant. Il faut dire qu’après son premier aveu, il ne m’a pas été bien difficile de déterminer de quelle jolie poupée de porcelaine mon gentil éléphant s’est entiché. Il raconte alors à sa façon, hachée, un peu pataude, sa belle et tragique histoire d’amour. Tragique, car non seulement A. n’est guère sensible à sa flamme, mais elle éprouve elle-même un tendre sentiment pour G., qui n’est autre qu’un ami très proche de M. ! Voilà un personnage de Feydeau au cœur d’une intrigue racinienne…
La sonnerie qui retentit à 18 heures rompt comme un charme, mais vient aussi clore comme une parenthèse surréaliste. M. me remercie chaleureusement, et se hâte pour ne pas arriver en retard à l’entraînement. Encore abasourdi, je ne réalise que petit à petit ce qui vient de se passer pendant une heure. Nous avons parlé de choses profondes, essentielles, assez maladroitement mais en termes simples. Une conversation grave, sérieuse, sereine et presque amicale, avec des silences qui n’avaient rien de gênant : pauses salutaires pour mieux formuler des idées, respirations pour tisser des liens entre elles. Nous avons abordé avec pudeur des sujets touchant à l’intime, à l’histoire personnelle : l’enfance, le passage à l’âge adulte, l’amitié, l’amour bien sûr, mais aussi la famille, la vie, la mort, l’avenir, la souffrance, la solitude. Je crois avoir surtout aidé M. à mettre des mots sur ses émotions, ses sentiments, ses doutes, ses questions ; et, du coup, à prendre un peu de distance, à mettre en perspective, à éviter l’enfermement. Je l’ai amené aussi à considérer qu’il est très difficile mais parfois nécessaire de se mettre à la place de l’autre pour envisager des relations de façon plus juste, plus vraie, plus humaine en somme. Certes, la situation n’était pas classique, mais finalement, la relation n’était-elle pas encore pédagogique ? Il ne s’agissait pas d’asséner des vérités préétablies ni même de fournir de judicieux conseils, mais plutôt, par un dialogue attentif, d’aider à analyser une situation, de faire émerger du sens à partir d’une préoccupation forte, de fournir au jeune de quoi grandir, à l’élève de quoi s’élever davantage.